LE RETOUR A CUZCO

Publié le par Robert-Regor Charles Mougeot

DU MACHU PICHU A CUZCO

PASSAGE A OLLANTAYTAMBO

Le village est construit sur la constellation du Maïs
dont l'épis est gravé sur la montagne.
Nous reprenons le train pour Ollantaytambo, le cœur dilaté par cet essentiel que l’on perçoit dans tout lieu sacré. Ici de nouvelles merveilles nous attendent. Sous un certain angle, la falaise devient un immense condor qui domine la tête énorme de l’ancêtre primordial Viracocha. Les prêtres jadis ont fait entailler la montagne pour accentuer ses traits déjà apparents dans la roche. En face, la montagne a été, elle aussi, sculptée pour qu’au solstice d’été les premiers rayons du soleil levant éclairent les yeux et le visage de cette tête cyclopéenne ! La pierre lancée par l’ancêtre est encore dans la fente qu’elle a provoquée dans la falaise, donnant créance à une ancienne légende. Les ruines Incas nous parlent davantage encore qu’à l’aller, comme si nous étions maintenant plus réceptifs à cette manière de percevoir la projection du ciel sur la terre.

Le visage de l'ancêtre primordial Viracocha.
Sur sa droite, l'épis de maïs.
 
Au village tout proche de Tambo, toute la colline a été aplatie pour lui donner la forme d’une pyramide à base carrée, de peu de hauteur mais dont les deux voies qui convergent vers son sommet suivent l’une la direction du soleil au solstice d’été et l’autre sa direction au solstice d’hiver ! C’est la pyramide de Pacaritampa. Plus loin, dans la montagne, une partie de la route de l’Inca est visible. Ces routes sillonnaient tout l’Empire, traversant en droite ligne un relief impressionnant. Ce fut aussi une œuvre titanesque ! En contrebas, la carrière d’où furent extraites les roches qui furent polies et taillées pour construire temples et forteresses. Sur les murs, des monolithes de granit rouge pesant jusqu’à 50 tonnes, rappelant ceux du temple de Tiwanaku, ont été hissés depuis le fond de la vallée encaissée par un plan incliné encore visible.
 
 

  
Cimetière fleuri pour la fête des morts.
MORAY
Reprenant la route de Cuzco, nous nous arrêtons à Moray, petit village perdu dans la sierra, où habitent des amis de notre traducteur.
Accueil chez un fermier de Moray.
Lui est argentin et elle native du lieu. Ils ont une petite fille et sont paysans. Une immense table est dressée sur la grande place située devant l’église baroque ; la nappe blanche flotte au vent ; sous une légère bruine, ils nous offrent un repas fait de produits du terroir : soupe de légumes, épis de maïs grillés. Simple et grandiose ! La grand-mère les aide ; ils sont d’une beauté souriante, archétypale. On se croirait dans un film de Bunuel ! Leur maison est dans la simplicité pauvre que donne le nécessaire tout juste acquis à force de courage. Derrière la maison, les bêtes paissent dans la pampa. Il y a là une source guérisseuse…
 
Une scène qu'aurait aimé Bunuel  !
 
 
Lui va nous accompagner jusqu’à un lieu extraordinaire, comme un immense entonnoir de champs en terrasses, en gradins, taillés jadis pour la culture du maïs. Le fond de cet entonnoir est circulaire et le soleil du solstice d’été en illumine exactement le centre ! Quelle joie de pouvoir faire cercle là pour un autre rituel de partage, de communion. Dans de telles circonstances, le lien cosmique est d’une évidence extraordinaire.
 
 
La culture traditionnelle du maïs sacré.
 
 
Puis ce sont les salines de Maras. Un rio dont les eaux sont tièdes et salées approvisionne les marais. Jadis le sel coûtait dix fois plus cher que l’or ! Maintenant, beaucoup de parcelles sont abandonnées ; le travail pénible ici ne peut plus tenir la concurrence du sel de mer, contraignant les autochtones à l’exil.
 
 
Salines de Maras.
 
 
CUZCO
 
Le soir nous sommes de retour à Cuzco. La ville est construite sur le dessin du puma et l’on peut encore le discerner sur le plan.
Vue générale de Cuzco.
En montant la rue Loreto, on se dirige vers l’ancien temple du soleil, le Corichanca qui appartenait à l’Amarucancha, et vers l’Accllahuasi, « la maison des femmes choisies », ces femmes, les plus belles, vouées à l’Inca. Corichancha, couvert d’or et clos par une enceinte qui l’isole du peuple est le centre de l’empire du Tahuantinsuyu, l’Empire des Quatre Quartiers dont le Centre, le Nombril du Monde.
En 1448, Pachaciti, devenu Inca, ayant assis sa domination sur les autres peuplades, fit construire le palais, les temples et les forteresses sans se rendre compte que l’empire inca était près de sa chute ! Lorsque la démesure enfle le cœur des rois, lorsqu’une forme d’esclavage est mise en place pour construire, par orgueil, pour la seule affirmation de la puissance terrestre, ce qui est considéré comme l’apogée d’une civilisation est en réalité une trahison des justes principes porteurs d’abondance et de paix, périodes rares qui ne laissent pas de traces dans une histoire événementielle se complaisant dans la recension des guerres et des massacres !
Tupac Yupanqui, fils de Pachaciti, fit construire la tête du puma, l’extraordinaire site de Sacsayhuanam que les Espagnols, quelques temps après, transformèrent en carrière pour bâtir à leur tour leurs églises et leurs palais sur les murs aux pierres d’andésite noire élevés par les vaincus. Après son assassinat, son fils, Huaynac Capac lui succéda. Puis Huascar, son fils, dut faire face à un soulèvement, une guerre civile ; elle se produisit à l’arrivée de ces étranges blancs montés sur des chevaux, caparaçonnés de fer, portant des fusils, une poignée d’Espagnols qui l’exécutèrent en 1533. Ah ! Ces Conquistadors ! Ils furent pris pour des dieux ! Vainqueurs, ils démolirent sciemment la plus belle ville de l’empire dont l’un d’eux a écrit : « Cuzco, la capitale des souverains de ce pays, est si grande et si belle qu’elle serait digne de s’élever en Espagne. Elle est pleine de palais et les pauvres y sont inconnus.[1] » Puis ils se firent le bras armé de l’Inquisition décidée à éradiquer l’idolâtrie, le culte du diable ! Ils s’acharnèrent tout particulièrement sur le Corichanca, l’« enceinte d’or », le recouvrant par le couvent Santo Domingo. Elle avait 400 mètres de côté et séparait les grands du reste du peuple ! Le roi-soleil de la France est aussi une caricature grotesque de ce qu’est la véritable royauté du corps du cœur et de l’esprit qui ouvre la Rose du Cœur et établit l’être dans la Solitude Solaire pour en faire un Etre de Radiance.
Les plaques d’or qui couvraient les murs de Cuzco à l’arrivée des Espagnols, certes mus par la cupidité, n’étaient plus que le reflet de la trahison de l’antique Tradition qui avait sombré bien des siècles auparavant, lorsque l’Inca avait concentré en lui le pouvoir sacerdotal et le pouvoir royal. Il en est ainsi de toutes les décadences ; c’est alors que les « culbuteurs » viennent balayer ce qui n’a plus lieu d’être, ce qui ne coule plus de Source. Dans l’ancienne Egypte, ce n’étaient pas les murailles qui étaient en or, mais « la chair des immortels[2] », ceux qui avaient transmuté leur corps de chair en corps glorieux, en corps conscient !
Comme le note justement René Guénon, les deux pouvoirs sacerdotal et royal de la tradition primordiale lorsqu’ils sont envisagés principiellement sont indifférenciés, mais se distinguent ensuite pour être manifestés[3]. Lorsque se commet « l’erreur à l’égard de l’Origine[4] », pouvoir sacerdotal et pouvoir royal au lieu de fonctionner dans leur unité-duelle, rivalisent entre eux, entraînant un monde de contre-nature qui doit aller au terme de sa destruction pour que soit ensuite restaurée la Tradition primordiale.
Une trace de cette ancienne Tradition se retrouve dans la manière d’agir qu’avaient les Pèlerins des Andes : « Lorsque les pèlerins des Andes avaient une information à transmettre pour ceux qui devaient passer après eux par ces chemins abrupts, voire précipiciels des sommets (par exemple : ne passez pas par là, danger…chemin éboulé… etc…), ils l’inscrivaient sur une pierre, sur un arbre, avec la certitude que le message serait transmis. Peu importe quand et comment. Ils savaient que “cela” aurait sa répondance.[5] » Les êtres ouverts aux énergies s’harmonisent naturellement avec leur environnement et leur attention est comme magnétisée par le message laissé à leur intention.
L’Inca Mayta Capac, à la fin du XIIème siècle et au début du XIIIème, essaya certes de revenir à la Tradition en restaurant le culte de l’Ancêtre primordial divinisé Viracocha, « Soleil des Soleils », créateur métaphysique, sans plus faire aucun cas du soleil et de la lune qui ne sont que ses créations ! Plus tardivement, Pachacutec (1438 – 1471) hésita entre les deux cultes lorsque les Chancas enfoncèrent les défenses de Cuzco. Il invoque alors Tiki Viracocha mais très vite, couvrant les murs de Cuzco d’or après sa victoire, il relance la polémique car les prêtres ne veulent plus adorer que le soleil terrestre. Il les scandalise en déclarant : « Comment moi, pourrais-je considérer comme maître du monde celui qui, pour nous éclairer, est obligé de travailler sans trêve aucune, tel un ouvrier, tout le jour ? Et dont le moindre petit nuage suffit à estropier l’éclat ou que les pluies empêchent de briller ?[6] » Il édicte que « le Soleil et la Lune ne seront adorés qu’après Illa Kon Kiti Viracocha, Seigneur suprême[7] » ! Une demi-trahison en quelque sorte, une concession faite à la puissante caste sacerdotale qui aurait pu le déposer.
L’un de ses successeurs, Tupac Yupanqui (1471-1493), prit la même option : « On dit que le Soleil est vivant et qu’il fait toutes les choses. Mais beaucoup ne se font-elles pas en son absence ?[8] ». Huayna Capac (1493-1525) ose regarder le soleil en face, bravant les croyances du grand prêtre et de la caste sacerdotale dégénérée ; et de dire en les scandalisant : « Je te dis que notre père le Soleil n’est pas le plus puissant, car, s’il était le maître suprême, une fois ou l’autre il s’arrêterait pour se reposer à son gré, même s’il n’en avait nul besoin[9] » ! Et certes, le soleil est-il serviteur, et combien fidèle !
Au temps de Huascar (1525-1532), le culte du soleil et de la lune l’emporta et un soleil d’or grand comme une roue de charrette retrouva la première place à Cuzco. Peu de temps après, Tahuantinsuyo fut pris par les Espagnols !
La grande place de Cuzco.
 
A Santo Domingo, nous nous retrouvons tous devant la Fontaine de la grande cour carrée de Qoricancha. Sur la droite, le temple des Etoiles ; le couloir est aligné dans l’axe des Pléiades ; il y a aussi le temple de la lune, la pièce de l’Eclair et celle de l’Arc-en-Ciel. Là se faisait le lien entre la Pachamama des vivants, la voie lactée et les constellations, demeures des dieux et des ancêtres. Une nouvelle fois, en cercle autour de la fontaine, nous nous recueillons dans un silence d’une étrange densité. A la demande de Fernando, j’exprime ce qu’est pour moi le culte du véritable Soleil, celui qui ne fait pas d’ombre. D’autres s’expriment aussi. Sans doute ce lieu sacré n’avait jamais reçu une telle visite…
SACSAYHUANAM
 
 
Sacsayhuaman.
Le lendemain, nous visitons Sacsayhuaman, la tête du puma, dont les ruines grandioses surplombent Cuzco qui est, lui, le corps du puma ; la tour Mayucmarca qui en était l’œil n’existe plus, rasée par les conquérants. Les trois enceintes en gradin zigzaguent sur 3 km, sur le plateau ; en contre-bas, la carrière d’où furent extraits ces blocs énormes qui furent tirés sur un plan incliné, encore visible, pour être ajusté là. Des reconstitutions furent faites qui montrent que la traction de blocs pesant des dizaines de tonnes n’est nullement impossible dès lors que la population est motivée et mobilisée pour un tel exploit. Les andins d’aujourd’hui ont pu reproduire l’exploit de leurs ancêtres ! « Dans tout le pays vous ne trouverez pas de murailles aussi magnifiques. Elles sont composées de pierres si grandes que personne ne peut croire qu’elles y ont été amenées par des êtres humains – elles ressemblent à des pans de rocher… Même la plus petite ne pourrait pas être transportée par trois voitures…[10] »
Il a fallu, aux dires des chroniqueurs, 30 000 ouvriers durant 70 ans pour accomplir ces travaux d’Hercule ! Certains blocs ont jusqu’à 9 mètres de haut et pèsent environ 350 tonnes ! Les murs laissent deviner d’immenses représentations, grossières il est vrai, mais que le peuple sait reconnaître : un serpent, un poisson, un oiseau, une fleur tubulaire de l’Inca, la kantuta. Les portes en forme de trapèze indiquent que ce lieu était la propriété de l’Inca ; c’est en quelque sorte le sceau de son pouvoir. Le 24 juin, à l’Inti Raimi, la fête du Soleil, se tiennent là encore les cérémonies traditionnelles où tout un peuple redécouvre la fierté d’un passé prestigieux. Celui qui incarne l’Inca porte sur sa poitrine le symbole du soleil et tient en main le sceptre en forme d’épi de maïs.
Observatoire astronomique.
 
Nous allons ensuite au sanctuaire de Qenqo, gigantesque bloc de rochers érodés, de crevasses et de niches naturelles, de passages menant aux salles intérieures ornées de dessins mystérieux, de bancs et d’autels. Sur la plate-forme, une stèle de 5 mètres, sur laquelle est gravé un grand puma que les Espagnols prirent pour le prince des enfers ! C’est un labyrinthe aux multiples replis, lieu antique d’initiation pour les futurs nobles qui devaient le parcourir par une nuit sans lune et traverser leurs peurs, faire un passage, vivre une initiation...
Une entrée du labyrinthe de Qenqo.
Une autre entrée de ce labyrinthe initiatique.
Un peu plus loin, en redescendant sur Cuzco, dans un site rocheux que l’on traverse par un long couloir, ce sera l’ultime rituel de l’offrande de l’eau. Fernando, toujours aussi prévenant, nous donne à chacun une bouteille d’eau. Tout en marchant, nous lançons cette eau en l’air, pour faire pleuvoir. Il pleuvra en effet pour le bien de la terre et des hommes… Nous avions eu la pluie à Agua Caliente, puis dans les jours suivants, sans jamais qu’elle nous gêne dans la visite des lieux sacrés et dans les rituels !
 
Certes, chacun des participants aura eu des impressions différentes des miennes mais aussi intenses. Tous nous aurons vécu, aux instants les plus forts, ce miracle de l’Unité du Tout dont on ne peut rien dire… Aussi ne sommes-nous séparés que par les apparences.
 
 


[1] - Pedro Sanchez de Hoz.
[2] - Inscription de Redesiyeh, Nouvel Empire.
[3] - Voir René Guénon - Le Roi du Monde – Gallimard, 1958, Les trois fonctions suprêmes, p. 36.
[4] - Platon, Karuna – L’Instruction du Verseur d’Eau - Nice : Les Editions de la Promesse, 2000
[5] - Platon Le Karuna – Nouvelle Lettre Ouverte à l’Ami sur le Chemin de la Vérité – Nice : Les Editions de la Promesse, 1998, p. 264.
[6] - Cité par M. Bruggmann et S. Waisbard – Les Incas – Arthaud, 1980, p. 146.
[7] - Id.
[8] - Id.
[9] - Id. p. 147
[10] - Pedro Sanchez, 1533.
 

Publié dans soleil des Amériques

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R
<br /> Oui, à une certaine époque, dans la vallée des morts, les Incas allaient jusqu'à retailler la montagne pour que le Soleil se lève le jour voulu du solstice, à l'aurore, sur le visage de<br /> Viracocha,l'ancêtre primordial, entaillé dans la montagne en face, ou sur l'épi de maïs représentant la constellation du maïs : c'est à Ollantaytambo.<br /> <br /> <br />
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K
<br /> La 'chance' m'a permis de rencontrer l'écrivain Elorieta Salazar à Cusco, et celui-ci m'a dédicacé son livre Cusco et la vallée sacrée des<br /> Incas.<br /> Sur les splendides photos qu'il a faites, on voit justement les rayons du soleil lorsqu'il passe dans les échancrures des montagnes.<br /> 'La lumière du soleil, entre dans l'espace, dit-il, en symbolisant l'union entre le ciel et la terre et en illuminant ses héros, c'est la raison pour laquelle on a appelé les Incas les Fils du<br /> Soleil'.<br /> <br /> <br />
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R
Merci à vous ! Je serais heureux de connaître les exceptions pour éventuellement rectifier ou préciser ce qui le demanderait. <br /> Robert-Régor
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J
à quelques exceptions près, c'est sûr<br />
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